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La musicienne multidisciplinaire et artiste visuelle Ciele Beau, basée à Vancouver, a toujours entendu – et vu – la musique d’une manière un peu différente. Son art audiovisuel saisissant intègre sa synesthésie, une condition neurologique qui confond les informations sensorielles dans le cerveau, ce qui lui fait voir des couleurs et des formes lorsqu’elle écoute de la musique. Ceci inspire sa pratique « Sound to Colour » (Son à la couleur), dans laquelle elle peint des chansons en transformant des partitions en blocs de couleurs géométriques sur la toile.

Entre l’écriture de tubes pop avec des millions de streams, la création d’expositions audiovisuelles immersives et les contrats de synchro de jeux vidéo, Ciele a rencontré RAC pour partager son processus et sa pratique uniques.

RAC : Ramenez-nous à vos débuts! Comment avez-vous commencé à faire de la musique et qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire des chansons?

Ciele : J’ai grandi dans les Territoires du Nord-Ouest dans une communauté assez isolée et écouter de la musique était une façon de se divertir. En grandissant, mes parents jouaient beaucoup de styles de musique différents à la maison et nous chantions toujours ensemble. Mes premières influences ont été Enya, The Rankin Family et Angélique Kidjo – des musiques où les harmonies étaient très présentes dans les compositions. À l’âge de 8 ans, j’ai décidé que je voulais être musicienne et j’ai commencé à prendre des cours de piano et écrire des chansons (qui n’étaient pas forcément bonnes). Au secondaire, j’ai pris des cours de chant et j’ai fait partie d’un groupe hip-hop où il y avait trois MCs et j’étais la seule chanteuse. J’écrivais les refrains et on blaguait en disant que j’étais comme la Fergie du groupe! Les gars étaient d’incroyables paroliers et j’ai beaucoup appris sur la façon d’écrire et de jouer dans un contexte de groupe. À 19 ans, j’ai commencé à prendre ma carrière solo plus au sérieux et j’ai enregistré mes deux premiers albums. Ensuite, j’ai déménagé à Victoria, en Colombie-Britannique, pour aller à l’université et j’ai développé une communauté musicale. J’écrivais et je jouais beaucoup et j’ai vécu des expériences très importantes qui m’ont aidé à développer mon processus créatif.

RAC : Trois artistes musicaux qui vous influencent le plus et pourquoi?

Ciele : Ellie Goulding et Regina Spektor ont été des influences majeures, surtout pour mes premières compositions, avec leur façon de raconter des histoires et d’élaborer des mélodies. Je suis aussi très inspirée par BANKS. J’adore son style d’écriture – la production est plutôt moody, combinée à sa voix plus éthérée. Elle ajoute bien plus de paroles que ce qui est généralement approprié pour une chanson pop et j’apprécie le fait qu’elle fait ce qu’elle veut. Joni Mitchell m’a toujours influencée. Mon nom légal est Chelsea, d’après sa chanson « Chelsea Morning ». Elle était musicienne et peintre et j’ai fini par être les deux, il y a donc une belle symétrie.

RAC : Vous avez une condition neurologique appelée la synesthésie qui vous fait voir des formes et ressentir des couleurs lorsque vous écoutez de la musique. Quand avez-vous réalisé que vous perceviez le son d’une manière atypique?

Ciele : Pas avant l’âge de 22 ans. Au cours de ma vie, j’ai vécu différents types d’expériences, mais je n’en ai jamais parlé et je pensais qu’il s’agissait d’une façon normale de percevoir le monde. À l’université, alors que j’étudiais en arts visuels, un professeur nous a demandé de « peindre une chanson ». J’ai choisi  « Pro Nails » de Kid Sister et j’ai peint ce que je vivais. C’était un chaos de peinture et de couleurs. Lorsque je l’ai présenté, ma classe était confuse et j’ai eu très peu de feedback. J’avais l’impression qu’ils ne comprenaient pas, mais je n’avais rien pour le prouver.

L’année suivante, une collègue m’a dit : « J’ai découvert ce qu’on appelle la synesthésie et ça m’a fait penser à toi ». Quand je me suis renseignée, j’ai été très émue ! Ça m’a pris par surprise: j’ai réalisé que c’était exactement ce que je vivais et qu’il existait un mot pour le décrire. Je n’avais simplement pas réalisé qu’il existait une catégorie différente de l’expérience des autres. Lorsque j’entends de la musique, je vois des formes dans ma tête, comme un peu devant, et je ressens des couleurs d’une manière similaire à celle de ressentir une émotion – presque à un niveau chimique. Dans le corps, lorsque l’on est triste, on est envahi par ce sentiment. Lorsque j’écoute quelque chose, c’est pareil : mon corps ressent l’orange ou le jaune à un niveau intrinsèque. Cette découverte a complètement changé ma trajectoire de vie. Au cours de mes dernières années universitaires, j’ai développé un style de peinture que j’utilise encore aujourd’hui, 10 ans plus tard.

RAC : Comment avez-vous intégré la synesthésie dans votre pratique créative? 

Ciele : La plupart du temps, j’utilise la synesthésie pour mon art visuel. J’ai une pratique de peinture appelée « Sound to Colour » (qui est aussi le nom du type de synesthésie que j’ai). En gros, je crée des peintures qui traduisent des partitions musicales en couleurs. Cela ressemble à des blocs de couleur géométriques – presque comme une grille – mais c’est une chanson complète en temps musical du début à la fin sur la toile. J’adore cette pratique car c’est une belle façon de combiner mon amour de la musique et de l’art. Pour les commandes, les gens demandent souvent que leur chanson de mariage soit traduite en peinture. J’aime avoir un moyen d’apporter mes œuvres d’art dans la vie des gens et je développe cela depuis 2012.

Je présente des expositions dans des galeries et j’essaie de réaliser un ensemble d’œuvres par an, souvent sur un thème. Celle que j’ai réalisée en 2022 à Gibsons, en Colombie-Britannique, intitulée « All Roads Lead To Somewhere » (Tous les chemins mènent quelque part) portait sur le sentiment, ou la liberté, d’être sur la route. Nous sortions d’une période d’isolement, alors je me suis concentrée sur ce sentiment d’expansion. J’ai choisi les thèmes de la conduite et des routes, sélectionné plusieurs chansons et créé des peintures basées sur ça. Lorsque les gens visitent mon exposition, il y a un code QR pour la playlist qu’ils peuvent scanner pour écouter les chansons en regardant les peintures. Je trouve que ça rend les choses plus interactives. Je m’amuse à voir comment je peux faire entrer les gens dans mon monde d’une manière plus conrète, car c’est une expérience personnelle abstraite, mais je veux trouver différentes façons de la partager.

RAC : En plus d’être auteure-compositrice-interprète, vous êtes également productrice. Qu’est-ce qui vient en premier dans le processus d’écriture : la voix ou la piste ?

Ciele : Quand je travaille seule, c’est généralement la voix qui vient en premier. J’entends une mélodie ou une ligne au hasard dans ma tête et j’essaie de bâtir à partir de là. En collaboration, je trouve qu’il est plus facile de commencer avec la production : une ligne mélodique qui sert de point de départ pour tout le monde.

RAC : Parmi vos nombreux projets, lesquels vous rendent particulièrement fière?

Ciele: C’est un peu bidon, mais l’un de mes projets préférés est ma chanson « Sweet Water River » que j’ai écrite après avoir regardé la première saison de la série Riverdale, sur CW. J’ai adoré l’histoire et j’ai décidé d’écrire une chanson folk classique inspirée par le folklore, où chaque vers raconte une histoire. Je l’ai utilisée comme un défi d’écriture – chaque vers est inspiré par un personnage de la première saison et le personnage principal de la chanson est, en fait, la rivière qui traverse Riverdale. Curieusement, j’ai fini par décrocher un emploi dans le département artistique de la série! C’était donc une connexion intéressante qui a apporté des opportunités intéressantes et inattendues.

Un autre projet important pour moi est la chanson « Between Two Worlds » que j’ai écrite avec mon ami et collaborateur préféré, Tal Richards. La société de jeux vidéo Jagex nous a engagés pour la bande-annonce de la nouvelle version de son jeu vidéo Old School Runescape, qui a beaucoup de fans. C’était totalement différent pour moi car je ne travaille pas du tout dans le secteur des jeux vidéo, mais j’adore la musique de bande-annonce théâtrale et écrire pour quelque chose de spécifique. C’était encore un peu folklorique mais avec un son énorme et fantastique. Voir la bande-annonce officielle et travailler pour une plus grande entreprise a été une expérience enrichissante.

RAC : Les paroles que vous écrivez sont assez cinématographiques et évocatrices visuellement. Pouvez-vous nous parler de votre travail à la télévision et au cinéma et si cela influence votre musique?

Ciele : La télévision et le cinéma influencent certains de mes textes. Je suis très inspirée par l’élément de développement du monde. La moitié de ce que je crée est basée sur mon expérience personnelle et l’autre moitié est composée de personnages inspirés par les séries que je regarde. Même au-delà de l’écriture, j’ai fait un cover de « Walking with a Ghost », de Tegan and Sarah, et j’ai dû jouer un rôle en tant que chanteuse. J’accorde beaucoup d’attention à la façon dont les chansons sont utilisées à certains moments dans les émissions. J’avais ça en tête en écrivant « Sweet Water River » même si j’essaie en général de ne pas y penser. Si vous laissez la synchro ou la façon dont la musique peut être utilisée venir en premier, cela nuit à l’intégrité de la chanson. Mais chaque chose a sa place – lorsqu’on écrit pour un projet de synchronisation spécifique, on s’ajuste pour ces situations. 

Consultez notre article sur la Licence de synchro, deuxième partie : comment préparer votre musique pour la synchro

RAC : Avez-vous des conseils à donner aux artistes émergents qui luttent pour réussir dans l’industrie?

Ciele : « Réussir » dans l’industrie peut signifier des choses bien différentes pour différentes personnes. Pour certains, le succès consiste à gagner des Grammys, tandis que pour d’autres, il s’agit de payer son loyer avec son art. Le secteur peut être difficile et assez décourageant – il n’y a pas toujours de trajectoire de A à B. Il faut s’attendre à devoir souvent pivoter, commencer à prendre confiance en soi et apprendre à se fixer des limites. Dans les industries créatives, on profite souvent des artistes et il faut savoir naviguer là-dedans. Soyez fidèle à vous-même et à votre vision – il y a beaucoup de créatif.ve.s, mais personne ne fait exactement la même chose. Croyez que ce que vous avez à offrir est unique parce qu’il vient de vous.

RAC : Avez-vous des projets excitants à venir que vous aimeriez partager? 

Ciele : Je travaille sur un nouveau projet solo en ce moment! Je prépare un EP, un single et j’attends des réponses à des demandes de subventions. J’espère sortir un ou deux singles cette année et un nouvel album ou un EP l’année prochaine.

Écrit et traduit par Maryse Bernard

Illustration par Yihong Guo