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On évoque souvent les artistes dont l’influence musicale se fait sentir des décennies plus tard. Cependant, on néglige souvent les ingénieur.e.s dont le travail peut avoir un impact tout aussi durable. Ce sont eux et elles qui, dans l’ombre, repoussent les limites de la musique. Tous les fans de musique doivent énormément à Robert Moog, qui en 1964, a lancé le célèbre synthétiseur qui porte son nom, changeant ainsi le cours de la musique. 

De petit génie à ingénieur 

Robert Arthur Moog est né le 23 mai 1934 dans le Queens, à New York. Dès son plus jeune âge, sa mère Shirley, qui était professeur de piano, l’assoit au piano à queue familial, dans l’espoir qu’il apprenne à jouer. Bien que la pratique de cet instrument n’ait pas duré, elle a éveillé en lui un penchant pour la musique.

Le jeune Robert montre une passion précoce et peu conventionnelle pour les appareils électroniques. « Et quand je parle d’électronique, ce n’est pas ce que l’on connaît aujourd’hui », a-t-il déclaré à ce sujet en 2003. « À cette époque, l’électronique se résumait à un ou deux tubes à vide, quelques résistances, des condensateurs et de gros transformateurs. On pouvait assembler le tout sur la table de la cuisine, c’était un passe-temps », raconte-t-il lors d’une conférence donnée à la Red Bull Music Academy. Le père de Robert Moog, George, était un ingénieur qui travaillait pour la compagnie d’électricité Edison Cony. Il avait installé un atelier dans le garage, où lui et son fils s’amusaient à assembler des composants électroniques. 

Robert Moog a fréquenté le conservatoire de la Manhattan School of Music jusqu’à l’âge de 14 ans. Il y développe son oreille et apprend les bases de la théorie musicale. Il termine ses études secondaires à la Bronx High School of Science, un terrain fertile pour explorer ses centres d’intérêt. À 14 ans, le jeune Robert assemble un thérémine à partir d’instructions qui figurent dans le magazine Electronics World. À l’époque, il avait déjà fabriqué des radios, des amplificateurs et même des orgues. Mais le thérémine, un instrument de musique électronique qui se joue sans contact en déplaçant des champs électromagnétiques autour d’antennes, marque un tournant pour lui. Quatre ans plus tard, en 1953, Robert Moog conçoit son propre modèle de thérémine. En 1954, à l’âge de 19 ans, il fonde avec son père la société R.A. Moog Co., où ils vendent des thérémines et des trousses d’assemblage de thérémines. Entre-temps, Robert Moog obtient un baccalauréat en physique du Queens College et un baccalauréat en génie électrique de l’université Columbia en 1958, puis un doctorat en génie physique de l’université Cornell en 1965.

Précurseur sonore 

Fort du succès de son thérémine, Moog a d’abord essayé de commercialiser un amplificateur musical en kit, qui n’a pas marché. En 1963, alors qu’il étudie à Cornell, M. Moog se lie d’amitié avec le compositeur et professeur de musique électronique Herb Deutsch. Ce dernier connaissait le travail de l’ingénieur, car il avait déjà commandé l’un de ses thérémines. 

« La première personne avec laquelle j’ai travaillé était Herb Deutsch. Il était professeur de musique à l’université Hofstra de Long Island. […] il m’a demandé si je m’y connaissais en musique électronique, et je me suis dit que je connaissais l’électronique, que c’était mon passe-temps. C’est de la musique, et j’ai pris des cours de musique. Je lui ai donc répondu : « Oui, je connais la musique électronique ». Mais je ne connaissais pas la musique électronique, je ne savais pas du tout ce que c’était. J’ai donc appris très vite grâce à Herb », raconte M. Moog dans son allocution de 2003 à la Red Bull Music Academy.

Robert Moog and Herb Deustch 

Ensemble, les deux cerveaux réfléchissent à des moyens novateurs d’aider les compositeurs.trices. C’est avec cette idée en tête que M. Moog, en 1964, s’est attelé à la conception d’un synthétiseur. À l’époque, les synthétiseurs étaient constitués d’équipements volumineux qui pouvaient occuper une pièce entière. Ils fonctionnaient à l’aide d’une carte perforée et produisaient du son à l’aide de tubes à vide.

Les « punch paper terminals » du RCA MkII, un des premiers synthétizeurs 

Pour remplacer cette technologie encombrante, M. Moog élabore un système utilisant des transistors en silicium pour créer l’oscillateur commandé par tension (VCO), qui crée le ton de la note. Un autre composant, appelé enveloppe, a été conçu pour contrôler la montée et la descente d’une note au fur et à mesure qu’elle est jouée. Contrairement aux synthétiseurs précédents, le modèle de Moog pouvait être joué à l’aide d’un clavier, une caractéristique dont le mérite revient à Herb Deutsch. Avec son synthétiseur Moog, l’ingénieur espérait offrir un instrument de musique électronique pratique, tout en restant abordable. À son lancement, il se vendait 10 000 dollars US, soit une fraction du prix à six chiffres des anciens modèles de synthétiseurs. « Ils n’étaient pas bon marché, parce qu’il y avait beaucoup de choses à l’intérieur. Mais rien n’était bon marché à l’époque, tout était analogique, et il allait de soi que si l’on voulait un clavier de bonne qualité, il fallait dépenser plus de mille dollars, ce qui était beaucoup d’argent à l’époque », se souvient l’inventeur dans une entrevue réalisée en 2003. 

« Les instruments de musique ont toujours, depuis le début de l’histoire de l’humanité, utilisé la technologie la plus avancée de leur époque. Pour nous, c’est l’électronique analogique, et actuellement, de plus en plus, l’informatique et l’électronique numérique. C’est donc un instrument du XXe siècle : il n’utilise pas la technologie la plus avancée, mais il utilise une technologie qui a vu le jour de mon vivant. » — Robert Moog 

Le Moog passe à l’avant-scène

Herb Deutsch a composé la première pièce pour le Moog, intitulée Jazz Images, A Worksong and Blues en 1967, et a donné des concerts sur le Moog en 1969. Le compositeur expérimental John Cage a été l’un des premiers à adopter le Moog. Le groupe américain des Monkees a été le premier à intégrer le Moog dans la musique pop, comme on peut l’entendre sur leur album Pisces, Aquarius, Capricorn & Jones de 1967. 

En 1968, la musicienne et compositrice américaine Wendy Carlos a utilisé le synthétiseur Moog pour enregistrer l’album avant-gardiste Switched-On Bach. Ses interprétations des œuvres de Jean-Sébastien Bach ont atteint des sommets dans les classements du Billboard. Switched-On Bach s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires, ce qui a valu à Mme Carlos trois Grammy Awards – du jamais vu pour un album classique à l’époque.

Mme Carlos, qui a aidé Robert Moog à développer et à perfectionner son invention, est à l’origine de plusieurs caractéristiques intégrées dans le modèle final en production du synthétiseur Moog, notamment un clavier tactile et une banque de générateurs permettant de créer des accords et des arpèges.

Switched-On Bach – Wendy Carlos 

« Switched-On Bach se vend encore aujourd’hui, il a été le disque classique le plus vendu de tous les temps pendant une longue période. Après cela, des milliers de musiciens du monde entier ont compris qu’il y avait là quelque chose à partir duquel ils pouvaient faire de la musique. » – Robert Moog, 2003, Red Bull Music Academy 

Un impact incomparable hier comme aujourd’hui

En 1970, six ans après avoir lancé le synthétiseur Moog original, l’inventeur sort le Minimoog, un modèle compact et facile à transporter. Qualifié de « synthétiseur le plus célèbre et le plus influent de l’histoire », l’instrument a servi à de nombreux musiciens, des Beatles aux Rolling Stones et aux Doors, en passant par Herbie Hancock, Donna Summers, Michael Jackson, Chick Corea, Kraftwerk, Bob Marley et David Bowie, jusqu’à Snoop Dogg, Toto, Kate bush, Nine Inch Nails, Portishead et bien d’autres encore. Emblématique, il devient un véritable icône sur la scène musicale internationale.

Comme on peut encore l’entendre dans les sons d’aujourd’hui, Moog représente bien plus qu’un instrument de musique. Avec le temps, le nom est devenu synonyme de musique électronique. M. Moog, qui lui-même n’était pas musicien, a été le témoin de l’évolution du genre, qui est passé du stade expérimental et analogue vers une sensibilité grand public mais inventive. 

Le souhait de Robert Moog a toujours été d’être au service des musiciens.ciennes et d’offrir des outils afin que ces derniers puissent explorer les possibilités. Ingénieur à l’esprit d’artiste, M. Moog n’avait pourtant pas le sens des affaires, et n’a pas fait breveter la plupart de ses inventions. Cependant, comme le souligne le magazine Sound on Sound, « il est probable que l’industrie des synthétiseurs telle que nous la connaissons aujourd’hui n’aurait jamais vu le jour »  s’il les avait fait breveter. 

En 1971, la société Moog est vendue à Norlin Musical Instruments (qui deviendra plus tard Gibson). Il quitte l’entreprise en 1977. À cette époque, les synthétiseurs numériques, plus abordables que les Moog analogiques, commencent à s’imposer. En 1986, la filiale fait faillite, incapable de faire face à des concurrents tels que Roland et Korg.

En 1978, M. Moog s’installe en Caroline du Nord et fonde une autre entreprise d’instruments électroniques, Big Briar. Cette entreprise est à l’origine de plusieurs autres innovations, notamment la conception d’un piano à écran tactile et d’autres instruments conventionnels construits ou perfectionnés par l’ingénieur. Robert Moog a également enseigné à l’université de Caroline du Nord à Asheville avant de s’éteindre en 2005, à l’âge de 71 ans, des suites d’une tumeur au cerveau. 

Pour en savoir plus sur l’œuvre de Robert Moog, il est possible de visiter le Moogseum, à Asheville, en Caroline du Nord, et d’observer de près des instruments rares.

Le Moogseum à Asheville, Caroline du Nord

En 2015, Moog Music a relancé une édition limitée du Minimoog Model D. En 2022, Moog Music a annoncé que la production avait repris pour différents modèles de Minimoog. Vous pouvez les retrouver sur moogmusic.com

« Le son caractéristique de l’instrument est encore très présent aujourd’hui. En particulier, sa basse riche à trois oscillateurs a transcendé la nouveauté et la mode pour devenir un classique timbral, rejoignant un petit nombre d’instruments – l’orgue Hammond B3 ou le piano électrique Rhodes sont deux exemples qui me viennent à l’esprit – dans le temple de la renommée des claviers. »  — Robert Moog 

Texte et traduction par Christelle Saint-Julien

Illustrations par Yihong Guo