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Il est presque impossible d’imaginer la scène musicale pop contemporaine sans l’influence d’une artiste particulière qui a un penchant pour écrire sur les copains plus âgés, l’argent et l’Amérique rurale. Largement reconnue pour avoir popularisé le son « Sad Girl » (fille triste), maintenant incontournable dans l’écriture de chansons populaires modernes, Elizabeth Woolridge Grant, mieux connue sous son nom de scène Lana Del Rey, est devenue synonyme de la musique, l’esthétique et la culture pop des années 2010.

Lizzy Grant

Avant de devenir Lana, Grant sortait de la musique sous le nom de Lizzy Grant. Son album éponyme – connu affectueusement par les fans comme AKA Lizzy Grant – est sorti en version numérique en 2010. Il a rapidement été retiré du marché, Grant invoquant des problèmes juridiques avec son label, rachetant les droits et promettant une éventuelle sortie physique de l’album. À ce jour, AKA n’est toujours pas sorti. Si les auditeurs curieux espèrent avoir une chance de l’entendre, ils doivent parcourir les recoins de Soundcloud ou attendre que des fans plus doués en technologie téléchargent une version sur Spotify ou YouTube sous un pseudonyme. En général, ces versions sont signalées et supprimées en quelques semaines. 

Étant donné que le contenu d’AKA fait l’objet de constantes vérifications plus de dix ans après sa brève sortie initiale, les fans se demandent sans cesse si Grant le publiera sous la forme d’un album officiel. Mais plus le temps passe, moins il y a de chances que cela devienne réalité. Grant a tellement progressé et évolué en tant que musicienne – et en tant que personne – depuis les premiers jours de Lizzy que revisiter cette époque particulière aujourd’hui semblerait déroutant et ne correspondrait pas à la femme qu’elle est devenue.

Écrit par Grant et produit par David Kahne, l’album possède une aura presque caricaturale. Avec des chansons comme Queen of the Gas Station ou Raise Me Up (Mississippi South), il est évident que Grant n’a pas été inspirée par son éducation dans un pensionnat de la côte Est. Parsemé de références aux parcs de maisons mobiles, de vagues accents du sud et chanté presque entièrement dans un registre artificiellement élevé, AKA est une ode au personnage de Lizzy. Le rock psychédélique dénudé promet ce qui était à venir musicalement pour Grant, tandis que certains thèmes lyriques, notamment sa façon captivante d’écrire sur l’amour, sont des thèmes que Grant continue d’explorer. 

Rétrospectivement, l’album semble aujourd’hui presque comique, avec son insistance à dépeindre un personnage de petite fille naïve « trailer-trash » aux grands yeux. Son statut d’inédit lui donne un air de mystère, amplifié par une faible qualité sonore. AKA est un regard romantique sur ce qu’une jeune femme pensait qu’un album pop devait être pour réussir.

Born to Die, Paradise, et Ultraviolence

Au lieu de sortir AKA physiquement comme promis, Grant a changé de label en 2012 et a sorti Born to Die, un album marquant de son époque, sous le label Interscope. Cet album a explosé dans les palmarès et a placé Grant sous le feu des projecteurs du journalisme musical impitoyable du début des années 2010. De Pitchfork à Rolling Stone, les opinions ne manquaient pas. « Elle n’est qu’une autre chanteuse en devenir qui n’était pas encore prête à faire un album. Vu son image chic, il est surprenant de voir à quel point Born to Die est fade, ennuyeux et sans intérêt pour la pop », a écrit Rob Sheffield de Rolling Stone. Pitchfork a attribué à l’album une note de 5,5 sur 10 (il a ensuite reçu une nouvelle note de 7,8 en octobre 2021). Certains ont affirmé qu’elle était une « industry plant ». Comment une chanteuse pratiquement inconnue a-t-elle pu se retrouver soudainement en tête des charts en chantant qu’elle voulait que les hommes se servent d’elle pour de l’argent? Les critiques ont jugé l’album surproduit, gonflé et les paroles de mauvais goût. Grant a été critiquée pour avoir supposément glorifié les relations abusives. Si AKA était une caricature d’une personne, Born to Die était sa progression naturelle vers un monde fantastique d’évasion.


Ne semblant pas découragée par les critiques, elle sort dix mois plus tard The Paradise Edition, une version de l’album comprenant huit titres supplémentaires nouvellement enregistrés. Tout aussi cinématographique que l’édition originale, l’album et l’EP sont au bord du ridicule lorsqu’ils abordent les thèmes de la féminité, de l’amour et de la luxure d’une manière si banale et clichée que l’on ne peut s’empêcher de les trouver honnêtes. Il est difficile de dire si les critiques étaient motivés par une aversion pour des sujets aussi disgracieux à une époque de ce qui était censé être la Girl-Power pop (Beyoncé venait de sortir Run the World (Girls) l’année précédente), ou si le détachement ironique de l’époque n’avait aucun moyen de traiter une œuvre aussi amusante et non sophistiquée – dans tous les cas, Grant a polarisé l’attention.

Après la popularité de Born to Die, Grant a sorti en 2014 son deuxième album studio, Ultraviolence, produit par Dan Auerbach de The Black Keys. Tout aussi cinématographique, Ultraviolence explore sans honte la féminité, les relations et la richesse à la manière effrontée de Grant. Le deuxième album de Grant est cependant plus sombre que le précédent. Peut-être influencée par une tragédie réelle dans sa vie, il y a une présence inévitable de la mort et de la solitude dans le lyrisme, et la production – bien que toujours théâtrale – est plus tournée vers l’intérieur. Avec des paroles inoubliables comme « he hit me and it felt like a kiss » (il m’a frappé et c’était comme un baiser), les adolescentes du monde entier se sont laissées emporter par le fantasme moralement discutable de Lana Del Rey. Elle est devenue un symbole pour les jeunes femmes qui ne se voient généralement pas représentées dans l’optimisme forcé de la culture populaire.

Honeymoon, Lust for Life, Norman F***ing Rockwell

Au cours des quelques albums suivants de Grant, les lignes entre la personnalité et la vraie personne ont commencé à s’estomper. Bien que la façade existe toujours, elle finit par se fissurer et laisser place à un lyrisme moins grandiose. En 2015, Grant a trente ans et sort Honeymoon. Les thèmes des œuvres précédentes de Grant sont toujours présents, mais ils sont abordés sur un ton de deuil plutôt que de célébration. La production rappelle toujours une bande originale, mais au lieu de l’écraser, elle s’efface à l’arrière-plan. L’album est plus conscient de lui-même et plus mature que ses prédécesseurs. Il exhale les regrets et les craintes qui accompagnent une femme qui sort de la vingtaine. « I don’t matter to anyone/ But Hollywood legends / Will never grow old » (Je ne compte pour personne/ Mais les légendes d’Hollywood/ Ne vieilliront jamais). 

Après avoir assuré son statut de musicienne respectée, Grant s’est éloignée de son style habituel avec la sortie en 2017 de Lust for Life. Considérée par beaucoup comme son œuvre la plus expérimentale, elle mélange des styles allant de la folk à la trap et inclut à la fois Stevie Nicks et The Weeknd. Avec Lust for Life, Grant reconnaît pour la première fois son existence dans notre monde plutôt que dans le monde imaginaire fabriqué par ses précédents albums. « Is this the end of an era? Is this the end of America? » (Est-ce la fin d’une époque? Est-ce la fin de l’Amérique?) demande-t-elle dans le 11e titre de l’album, When the World Was At War, We Kept Dancing.

Clairement perturbée par l’incertitude du climat politique de la fin des années 2010, et s’étant peut-être débarrassée du narcissisme particulier qui affecte souvent les jeunes dans la vingtaine, Grant s’est dit qu’une femme ayant autant d’influence qu’elle ne devait pas rester silencieuse. Il en résulte un album acclamé par la critique, qui marque une nette démarcation entre l’ancienne et la nouvelle Lana.

Au moment de la sortie de Norman F***ing Rockwell en 2019, Grant avait visiblement grandi par rapport au personnage qu’elle avait incarné au cours de la dernière décennie. Produit par Jack Antonoff, l’album est caractéristique de son son dénudé. Ceci, ainsi que le lyrisme intensément personnel, permet à l’album de devenir l’une des œuvres les plus intimes de Grant. Des références politiques sont présentes tout au long de l’album – un contraste frappant par rapport à son précédent album où les clins d’œil à l’actualité semblaient être insérés de manière superficielle. Malgré l’apparente construction d’un monde dans l’écriture, NFR semble simple et direct dans sa livraison. C’est le produit de l’habileté de Grant à mêler le fantastique au personnel.

Chemtrails Over the Country Club, Blue Banisters, Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd

Au cours des deux dernières années, Grant a sorti trois albums studio, tous coproduits par Antonoff. Chemtrails Over the Country Club et Blue Banisters, sortis respectivement en 2021 et 2022, sont doux et folkloriques. Ils semblent exister dans un univers différent de Born to Die. L’écriture de Grant a gagné en maturité. Le personnage sur lequel elle s’appuyait autrefois est à peine visible dans les paroles. Elle ne joue plus un personnage. Les références caricaturales aux hommes plus âgés, à l’argent ou à la drogue ont disparu. Plus proche d’un journal intime que d’un album pop, Grant parle de la perte, du fait d’être une femme qui a dépassé son apogée, et de la solitude qui l’accompagne. Bien que les albums n’aient pas été des succès commerciaux, ils indiquent clairement que l’approbation du grand public n’est plus quelque chose dont Grant se préoccupe.


En mars 2023, Grant a sorti son neuvième album studio, Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd. Avec des paroles intimes et déroutantes, des rythmes trap, un morceau de Stevie Nicks et des hommages à ses proches, Ocean Blvd semble résumer l’ensemble de sa discographie à ce jour. Il ne s’agit en aucun cas d’un album pop cohérent, mais ce n’est plus ce que Grant cherche à créer. « La majeure partie de cet album est constituée de mes pensées les plus intimes », a-t-elle déclaré à Billie Eilish pour Interview Magazine.

Au cours de la dernière décennie, les fans et les critiques ont vu Grant passer du statut de femme-enfant à celui de femme. Elle a choisi d’embrasser cette évolution plutôt que de la laisser la décourager. Le bouclier protecteur de la jeunesse lui ayant été retiré, il aurait été si facile pour elle de sombrer dans l’obscurité. Au contraire, elle choisit de s’infuser plus que jamais dans ses chansons. « Votre vie est votre art », dit-elle. Quelle chance nous avons qu’elle l’ait compris.


Écrit par Ari Mazur
Traduit par Maryse Bernard
Illustration par Yihong Guo