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En franchissant la porte du studio Sud-Ouest Recording Service, situé dans l’arrondissement montréalais du même nom, on a à la fois l’impression de pénétrer dans un salon et dans une agréable capsule temporelle. Il y règne une ambiance qui, résolument, nous ramène aux années 70, et une panoplie d’instruments de musique invite les musicien.ne.s à jouer. Depuis le divan (modèle mid-century, de couleur marron) qui fait face à une batterie et à un coucher de soleil, William (Will) Poulin et Matt Damron, ingénieurs, producteurs, multi-instrumentistes et copropriétaires du studio, nous font part de leur passion pour la musique qu’ils enregistrent. 

« J’ai l’impression d’être dans mon appartement en ce moment », déclare Matt. On partage le même sentiment, au milieu du chaleureux espace ouvert empreint de lumière naturelle, où il ferait bon vivre. « Je pense que l’idée est de mettre les gens à l’aise. Lorsqu’on se sent confortable dans un endroit, c’est plus facile d’être créatif, affirme l’ingénieur de son. « Les gens disent souvent les choses suivantes : ‘J’ai senti que je pouvais venir à votre studio, contrairement à d’autres endroits qui me semblaient trop intimidants. Ici, vous êtes des ingénieurs de son qui ont bâti les murs, et c’est plus petit comme endroit’. Ce n’est pas parfait, mais on fait de la bonne musique », souligne son acolyte Will. 

Moins de séparation, plus de magie  

C’est dans cette grande pièce que presque toute magie opère. Chez Sud-Ouest Recording Service, l’enregistrement se fait généralement live, avec tous les musicien.ne.s. « On s’inspire beaucoup de l’esthétique des années 60-70, où les musiciens jouaient ensemble dans une même pièce. Et c’est comme ça que l’on préfère faire de la musique », déclare Will. Cette approche particulière différencie le studio des autres, et c’est la raison qui attire souvent des artistes chez eux. « Notre style particulier se prête plus particulièrement à certains genres musicaux, notamment le rock, le folk, le jazz, qui opèrent sur la base d’un groupe jouant ensemble », explique Matt. Il souligne que cette façon de procéder n’est pas très répandue dans les productions musicales actuelles, et que l’idée semble même originale pour les groupes qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble en studio. Mais, comme le remarque son associé, c’est pourtant ainsi qu’on a toujours fait la musique en jouant ensemble.

Cela signifie donc que les musicien.ne.s doivent se préparer avant d’entrer en studio, afin de bien travailler en studio – et de respecter leur budget, sachant que les instruments sont enregistrés en simultané. « On essaie de dire aux gens qu’ils doivent beaucoup répéter avant de venir en studio. Répétez, assurez-vous d’être solide, de connaître chaque partie de votre chanson et de savoir comment vous voulez qu’elle sonne », conseille Matt. En matière de captation, tout est possible, qu’il s’agisse de l’enregistrement piste par piste où d’y aller d’une seule prise pour le piano, la guitare, la batterie et la voix.

L’enregistrement peut se faire de manière numérique ou analogique en studio, mais toujours avec la même approche. « On encourage les gens à faire semblant qu’on travaille sur du tape », explique Will. Cela signifie également que les imperfections se glissent. À cet égard, les producteurs préfèrent limiter au maximum les manipulations numériques. « Il y a des studios qui corrigent tout et qui en font beaucoup trop. On corrige les petites choses sur une bonne prise, comme une fausse note ou un mauvais accord, ou un accident». Par exemple, si le band éprouve des difficultés côté rythmique, Will intervient en plaçant un micro dans la salle de contrôle et utilise un shaker pour les accompagner. 

Un lieu communal

L’absence de cabine d’enregistrement contribue certainement à la convivialité des lieux, au même point que cela constitue un défi intéressant pour les ingénieurs de son. Ces derniers se sont ainsi perfectionnés en matière de la prise de son. « C’est vraiment intéressant d’explorer la salle et de découvrir comment obtenir une bonne isolation et un bon son », affirme Will. « Nous avons un bel équipement, mais au final, ce qui compte, c’est la qualité de la chanson et de la performance. Il faut en ressentir l’émotion qui en découle », ajoute son partenaire. 

ll s’agit de déterminer ce qu’il faut faire pour que la chanson soit réussie. « Nous ne faisons que deux ou trois prises, et habituellement, il y en a une que les musicien.ne.s préfèrent. Cependant, parfois, on se rend compte qu’une autre prise capturait mieux l’émotion que celle que l’on pensait être la meilleure », explique Will. L’enregistrement final peut aussi être un assemblage de différentes prises qui seront ensuite agrémentées d’overdubs, d’embellissements, de percussions ou de tout ce dont la chanson nécessite l’ajout. « Notre approche est plus celle d’un producteur », ajoute-t-il.

Cela a amené les cofondateurs du studio à lancer Baby Horse Records, un label maison. L’idée était d’abord de distribuer la musique créée avec la communauté qui s’est constituée autour du studio. Cette initiative  sert également de portfolio au studio. « C’est un peu comme chez Motown ou Stax », raconte Will. Tout faire, c’est la devise de Sud-Ouest Recording Service. D’ailleurs, le nom du studio est un emprunt au nom original de Sun Records, que le pionnier Sam Phillips (qui a notamment enregistré Elvis Presley, Jerry Lee Lewis et Johnny Cash) avait d’abord baptisé Memphis Recording Service. « C’est une grande source d’inspiration pour la construction de notre studio. Dans les années 50 et au début des années 60, il a monté son studio, l’a équipé, a produit des disques qu’il gravait et diffusait à la radio », raconte le producteur.  

Avec une vision aussi avant-gardiste, on a peine à croire que Sud-Ouest Recording Service à seulement vu le jour au cours de la pandémie. Avant de poursuivre ses études en philosophie et en littérature, Will a grandi dans le magasin de matériel audiovisuel de son père. Il est maintenant bassiste au sein du groupe alt-country Bluebird et a fait la connaissance de Matt grâce à son frère, le batteur Frédéric Poulin, dont le groupe, à la recherche d’un musicien, avait mis une annonce sur Craigslist. Matt, qui lancera un premier album solo dans les prochaines semaines, a répondu à l’annonce. L’auteur-compositeur-interprète est originaire de Raleigh, en Caroline du Nord, où il a fait de la musique jouant au sein de divers groupes avant de faire un stage d’enregistrement dans un grand studio d’enregistrement de New York. En 2017, une opportunité professionnelle non reliée à la musique l’amène à s’installer à Montréal. Rapidement, les deux musiciens découvrent leur passion mutuelle pour l’enregistrement studio. 

En 2020, alors que la pandémie interrompt leurs activités professionnelles respectives, Will et Matt trouvent le temps et la volonté de construire le studio dans le local d’un atelier industriel, près du canal de Lachine. On dirait que tout ce qui s’y trouve est là depuis toujours – le mur massif au revêtement de bois délimitant le vestibule et la salle de contrôle, les rideaux en velours rouge foncé, l’impressionnante collection de matériel d’enregistrement vintage et moderne, etc. Pourtant, le duo a lui-même dû tout concevoir à partir de zéro. 

« Pour rendre ce studio viable, on a notamment opté pour un modèle de type coopératif. Les musicien.ne.s membres paient une redevance mensuelle et disposent d’un certain temps pour utiliser le studio. Par exemple, le Wurlitzer appartient à l’un de nos membres, et c’est aussi la raison pour laquelle il y a autant beaucoup d’instruments ici ». Voilà une autre belle façon de mettre en commun les ressources, de bâtir une communauté et de faire plus de musique – ce qui est la raison d’être du studio Sud-Ouest Recording Service. 

Écrit par Christelle Saint-Julien
Illustration par
Holly Li